
C’est l’histoire d’Eux.
~ Affiche promotionnelle par Sweet Caro.
De la terrasse, au-delà des vignes, on voit une petite maison gardée par trois cyprès, on voit des cailloux, des abeilles qui papillonnent autour des bouquets de lavande, et puis plus rien. Le linge propre claque dans le vent et l’odeur de la lessive se mêle à la farandole de parfums qui flottent déjà dans l’air. Au dessus des collines, où les lilas tremblent dans la chaleur de juillet, le soleil forme comme une petite tâche claire dans le ciel indigo. Le chat fantôme apparaît et disparaît : l’instant d’avant, le rebord de la fenêtre ouverte était vide et maintenant il est là, immobile et noir, à se prélasser avec ses allures de sphinx.
Du bout de ses sandales, Diane donne une petite impulsion du pied qui fait craquer la balançoire ; un demi sourire flottant au bord des lèvres, la jeune fille se laisse chavirer, la tête en arrière et les yeux fermés. Un peu plus loin, l’arrosage automatique se déclanche et une fillette aux yeux espiègles s’empresse d’aller sautiller entre les jets d’eau. On entend son rire en cascade rebondir aux quatre coins du jardin. Au bord de la piscine, sur laquelle glisse les rayons du soleil, Lucie dort à poing fermé. Elle est roulée en boule sous le grand parasol jaune et blanc, le pouce au bord des lèvres et les joues toutes roses. La petite fille porte un maillot aux couleurs pastel retenu sur les côtés par de gros nœuds un peu lâches. Mathilde jette un œil fatigué vers la table en bois : il faudrait débarrasser les vestiges du repas de midi, pense t-elle en tournant mollement la page d’un magazine féminin, ça serait bien.
Soudain, la sonnerie du téléphone résonne depuis la maison et les tire toutes les quatre de leur engourdissement. Clair et tranquille, l’appel retentit à intervalles réguliers effaçant jusqu’au bruit du vent. Seule Diane se décide à bouger alors qu’Iris dégouline de la tête aux pieds, que Lucie entrouvre lentement un œil plein de sommeil et qu’une expression inquiète se dessine sur le visage de Mathilde. Diane saute sur ses pieds et se hâte jusqu’à la villa dont la pénombre fraîche tranche radicalement avec le soleil de plomb qui brille dans le jardin. Encore un peu essoufflée, la jeune fille saisit l’appareil et l’applique fortement contre son oreille.
- Allô ?
- Dianette ?
Celle-ci esquisse un sourire rassurant à l’attention de Mathilde, dont la silhouette vulnérable se détache maintenant entre l’embrasure de la porte d’entrée.
- Papa, enfin ! On s’inquiétait, ça fait trois jours que tu ne nous a pas appelé, le gronde t-elle avec une tendre sévérité.
A l’autre bout du fil, son père bredouille quelques excuses à propos de ce pays si différent et de la difficulté à trouver un téléphone qui fonctionne. Diane en profite pour se laisser glisser contre le mur. Les fesses posées sur le carrelage frais et les jambes repliées sous son menton, elle incline son visage contre son épaule afin de maintenir le téléphone contre son oreille. Du coin de l’œil, elle remarque que sa mère a tourné les talons, feignant l’indifférence. Mais la jeune fille sait pertinemment que, depuis le départ de Laurent, Mathilde est affreusement angoissée. Chacun de ses appels s’apparente à un véritable soulagement, pareil à un fardeau qui tombe.
- Et toi ma chérie, s’enhardit Laurent, comment vas-tu ?
Venue de l’autre bout du monde, les questions de on père lui parviennent comme portées par une vague, énorme et grésillante.
- Je vais bien, répond finalement Diane en hochant la tête, ne t’en fais pas.
- Alors, enfin en vacances ! Tu t’amuses bien ? Que fais-tu de tes journées ? Tu sors un peu avec Claire ? Pas trop de bêtises, hein, promis ? Il faut aider ta mère, d’accord ?
Submergée de douceur, Diane ne trouve rien à répondre. Elle se contente de murmurer, dans une sorte d’aspiration à lèvres entrouvertes :
- Oui, oui…
D’ailleurs, cette conversation à distance est une tromperie. Présent par la voix, son père n’en reste pas moins absent. Laurent n’est plus qu’une ombre qui s’adresse à sa fille pour l’exhorter. Cherchant désespérément ce qu’elle pourrait bien lui dire, Diane annonce :
- Parfois, j’ai envie de rencontrer mon vrai père.
Sa voix flotte un instant dans l’air, comme suspendue. Et, aussitôt, la jeune fille se mord la lèvre inférieure en pensant qu’elle n’aurait pas dû parler de cela en un pareil moment. L’adolescente traduit le silence de son père comme une réprobation muette.
- Oh papa, tu sais que je n’ai pas dit ça pour te faire de la peine ou pour que tu te sentes coupable, s’empresse t-elle d’ajouter, c’est simplement parce que je te respecte et que j’ai envie que tu le saches, tu comprends ?
- Je comprends, et c’est très gentil à toi, réplique t-il d’une voix basse en étirant ses mots avec une lenteur artificielle. Mais moi je crois qu’il y a d’abord quelques petites choses que tu dois savoir.
- Quelles choses ?
- Puisque tu veux connaître ton histoire, soit. Mais prends au moins la peine de commencer par le commencement.
« Il y avait un match de foot ce matin là, c’était l’époque du championnat d’Europe je crois. Juste avant que Platini n’annonce sa démission, dans ces eaux-là. J’essayais de me concentrer sur le jeu pendant que nous étions accoudés au comptoir en formica d’un des petits bistrots de l’aéroport où nous avions décidé de nous retrouver, avec ta mère, qui était en retard, comme toujours. Florence n’arrêtait pas de parler et je voyais bien que sa logorrhée traduisait son embarras : elle savait parfaitement à quel point Mathilde pouvait me rendre mal à l’aise et elle s’en voulait un peu de lui avoir proposé de se joindre à nous.
Ce voyage, on le préparait depuis des mois, Florence et moi. C’était la fin de l’année scolaire et elle étouffait chez elle, entre le divorce de ses parents et les crises d’angoisses de sa petite soeur. Elle avait besoin d’air et ça tombait bien puisque je partais retrouver Raphaël qui vivait encore en Floride à ce moment là. Sauf qu’au dernier moment, Flo m’a apprit que Mathilde traversait une mauvaise passe et elle m’a supplié de la laisser venir avec nous. Qu’est-ce que je pouvais bien faire contre ça, moi, hein ? Comment je pouvais lutter contre Mathilde ! Ce qui est ironique, c’est qu’au lycée comme à la fac, elle n’était même pas du genre super populaire. Pour tout te dire, elle passait presque inaperçue… enfin, pour tous ceux qui ne savaient pas regarder évidemment ! Et elle en était fière en plus, puisqu’elle ne faisait absolument rien pour se mettre en valeur. Et c’était sans doute ça, le pire : avec un simple jean et un tee-shirt blanc trop large pour elle, elle était absolument divine. Un style à la Vanessa Paradis dans « Joe le Taxi », un faux air d’Adjani et un brin d’insolence. Inutile de te dire que j’étais fou amoureux ! Mais bon, j’avais vingt-cinq ans et j’étais timide à mourir alors je restais planté là, les yeux rivés sur un écran de télé que je ne voyais même pas, à me demander avec angoisse comment j’allais tenir quinze jours auprès d’elle sans lui sauter dessus.
Le taxi venait de la déposer le long du trottoir d’en face et s’enfuyait déjà dans le tumulte des véhicules et, pendant quelques secondes, elle a laissé vagabonder son regard alors que la voiture disparaissait au loin. Elle a grimacé lorsqu’elle a soulevé l’énorme sac bleu marine qu’elle avait posé à ses pieds parce qu’il était presque plus lourd qu’elle. Elle a franchi les portes du terminal 1, traversé le hall, descendu les quelques marches qui la séparaient de notre lieu de rendez-vous et elle s’est engagée d’un pas déterminé dans le couloir en faisant valser ses nattes brunes en cadence. A quelques mètres d’elle, nous l’attendions dans ce petit bistrot baigné d’une lumière orangé. Dès qu’elle en a franchit le seuil, j’ai noté en un coup d’œil son pull noir aux épaules larges, à la taille menue, le sac en bandoulière et les chaussures à semelles compensées en liège. Une élégance toute parisienne ! Flo s’est levée d’un bond, pour l’accueillir et la serrer entre ses bras. Leur différence m’avait toujours fait sourire. Au-delà du physique, je veux dire. Alors que l’une était secrète, torturée et réservée, l’autre était plutôt excentrique, naturelle et sociable. Florence et Mathilde, en apparence du moins, c’était le jour et la nuit.
- Tu ne peux pas savoir comme je suis heureuse que tu sois là, s’est t-elle exclamée en embrassant Mathilde sur les deux joues, je n’aurai pas supporté te savoir toute seule dans cet état… ça va aller ?
Mathilde a vaguement haussé les épaules.
- J’ai la nausée depuis ce matin, a-t-elle murmuré, mais je suis contente d’être là, ce voyage va me changer les idées.
- Oh oui ça va être fantastique, a renchérit Flo avec une jovialité communicative. En plus, on aura une guide d’enfer, pas vrai Laurent ?
Le nez plongé dans mon verre de kir, j’ai réussi à faire sortir trois mots de ma bouche qui ont miraculeusement formés une phrase :
- J’ferai de mon mieux, ai-je balbutié.
- J’suis certaine que tu seras parfait. Tu y as passé toute ton enfance après tout, j’ai une confiance aveugle en toi ! Et puis au pire…
- Au pire se perdre, c’est bien aussi, a laissé échapper Mathilde en esquissant un petit sourire.
Et moi, du haut de mon mètre quatre vingt cinq, je me suis senti fondre comme un crétin sous son regard rêveur et doucement ironique. »
Dans l’oreille de Diane, ça grésille. Laurent s’est tue et plusieurs voix semblent maintenant graviter autour du combiné. Le cerveau fatigué et les jambes faibles, la jeune fille est un peu perdue.
- Papa ? murmure t-elle.
Silence.
Un peu inquiète, Diane répète sa question:
- Papa, tu es encore là ?
- Dianou, mon petit poulet rôti, c’est Raphaël, comment vas-tu ma jolie ?
- Euh… bien, balbutie t-elle, bien…
- Je me permets de prendre la suite, tu vois, parce qu’il ne faut pas que tu écoutes tout ce que te raconte ton imbécile de père. Il te sert la version censurée, lui. Celle qui pourrait passer sur M6 le dimanche après-midi si tu vois ce que je veux dire. C’est tellement fleur bleue que ça me fiche un mal de crâne pas possible ! La vérité c’est que ta mère juste avant ta naissance, elle était juste…complètement paumée. Elle savait absolument pas pourquoi elle en était arrivée là, ni même où elle était arrivée à vrai dire. Elle traînait à la fac de droit juste parce qu’elle n’avait pas réussi science po, comme ses parents l’auraient voulu. Son frère aîné, qui passait pour le mec parfait, venait d’intégrer HEC alors tu penses, la fac, c’était un échec cuisant ! Et puis bien sûr il y avait Antoine, son mec de l’époque, qui venait de la larguer sans aucun ménagement. Ne le prends pas mal hein, mais les filles m’impressionnent quand elle se vont larguer, c’est pire que l’apocalypse ! Ta mère n’a pas fait exception, et elle était totalement persuadée qu’elle ne s’en remettrait jamais ce qui n’arrangeait pas les choses ! Alors qu’on s’en remet hein, j’ai testé pour toi ! Bref, sans rentrer dans les détails glauques, ce type, Antoine, il avait quelques problèmes d’alcool, voire de drogue, douce hein. C’était mieux qu’il parte, tu comprends ? Mathilde, elle avait vraiment besoin qu’on lui tende la main, elle était tout près de s’effondrer. Et ton père était là, au bon endroit, au bon moment. L’homme qui tombe à pic, tu vois? Arf, nan, t’es trop jeune pour avoir connu ce truc. C’était quoi, les années soixante-dix ? Enfin, après je ne peux pas raconter les détails de leurs sentiments mais je sais que Laurent lui a fait du bien, beaucoup de bien ; parce que c’est quelqu’un d’incroyablement solide, sur qui on peut compter. Il a tout prit en main et il lui a tout donné, sans arrière pensées, sans armure… Alors tu comprends mieux maintenant pourquoi c’est si difficile pour lui ? Quand tu as tout donné à une personne, tout fait pour qu’elle se relève, une fois que c’est le cas et qu’elle décide de s’envoler et de te laisser là, comme un con, tu te sens un peu vide. Tu comprends, Diane ?
Vif hochement de tête. Lui ne l’a pas vu, bien sûr. Alors, il continu :
- Quand elle est tombée enceinte, Mathilde a eu la trouille, voilà tout. Elle était trop jeune et elle avait l’impression d’être prise au piège dans une relation dont elle n’était même pas sûre de vouloir. Du coup, elle a hésité, tu sais… à te garder, je veux dire. Quand tu es née, elle a tellement culpabilisé par rapport à tout ça qu’elle s’est efforcée d’être une mère parfaite, pleine de courage et d’abnégation ! Elle a fait table rase de ce qu’elle était, de ses rêves, de ce tout dont elle avait envie, et elle est devenue celle que tu connais aujourd’hui. La Mathilde qui s’occupe de tout et de tout le monde, celle qui est toujours là pour les autres et qui s’oublie en chemin. Elle est un peu comme cette gamine qui se serait endormie au ciné et qui se réveillerait à la fin du film en s’apercevant qu’elle a raté la moitié de la séance. Après ça, tout le monde aurait des envies de tout envoyer valser !
- Et toi Raphaël, demande doucement Diane, pourquoi est-ce que tu as tout envoyé valser ?
- Moi ? Mais parce que je suis un salaud, tout le monde sait ça !
- C’est un peu facile, rétorque t-elle.
- T’as toujours été maligne ma Betty Boop, mais ça tu sais, c’est encore une autre histoire…
Elle insiste :
- Mais j’adore qu’on me raconte des histoires !
Il soupire.
- Y’a rien d’autre à dire tu sais, je suis juste une saleté d’égoïste voilà tout. Tu le sais, je le sais, Florence le sait, tout le monde le sait, pas la peine de disserter la dessus !
- Et pourquoi tu ne fais rien pour changer alors ?
- C’est marrant, comme tout prend une autre dimension quand tu parles avec une gamine…
- Je ne suis pas une gamine ! proteste Diane avec la force de l’indignation.
- Oh si, un peu quand même. Tu ressembles à ta mère, tu es aussi excessive, aussi volumineuse qu’elle… Le moindre événement prend dans ta tête, des proportions énormes !
- Tu penses que le départ d’un père est un moindre événement ?
- Non, mais je pense que Laurent a toujours fait passer son bonheur après le votre. Dans son cas, partir, c’était la meilleure chose à faire.
- Je ne parlais pas de Laurent.
- Ah, oui, bien sûr…
- Et alors c’est pas bien, parfois, de penser un peu aux autres avant de penser à soi ? Est-ce que c’est pas comme ça qu’on voit qu’on aime quelqu’un ?
A l’autre bout du fil, elle devine l’écho d’un sourire.
- Tu vas être forte en philo, toi ! S’exclame t-il, amusé.
- Pourquoi ? Je n’ai aucune réponse, rien du tout !
- Je sais bien, princesse, mais tu sais poser les bonnes questions.
C’est au tour de Diane de sourire. Elle réfléchit une seconde et puis demande :
- Raphaël, à quoi ça sert d’avoir des enfants ?
- Pourquoi tu me poses cette question ?
- Et pourquoi les adultes répondent toujours par une question quand ils n’ont pas de réponse à celle qu’on vient de leur poser ?
- Parce que ça nous fait gagner du temps, si tu crois que c’est facile ce que tu me demandes là !
- Et ça, ça n’est toujours pas une réponse !
- Si tu veux mon avis, les adultes font des enfants par nostalgie. Parce que le monde tel qu’il est ne correspond pas à leurs rêves de gamins et qu’ils ont besoin de retrouver un peu l’innocence qu’ils ont perdu. Et puis c’est une preuve d’amour, aussi…
- Alors tu l’aimes, Florence ?
- Diane !
- Quoi ? C’est toi qui dis qu’il faut poser les bonnes questions ! Elle n’était pas bonne celle-là ?
- Si, mais je n’ai aucune réponse, rien du tout !
- Menteur…
- Et hop, un défaut de plus !
Elle soupire devant son obstination. Comme une mère fatiguée face à un petit garçon capricieux.
- Allez, sérieusement ! Dis, tu l’as aimé dès que tu l’as vu ?
- On n’aime pas quelqu’un dès qu’on le voit, ça n’existe pas.
- Si, dans les films !
- Oui mais personne ne va au cinéma pour y voir la réalité.
- Sauf les français !
Ils rient.
« Laurent, Flo et Mathy sont arrivés chez moi en fin de journée, épuisés avec le décalage horaire, le voyage, tout ça. J’habitais encore chez mes parents à l’époque, mais mon père était chirurgien alors on avait un certain niveau de vie, une maison immense, au moins trois chambres d’amis et la porte toujours ouverte. Je n’avais pas vu Laurent depuis presque deux ans et voilà qu’il revenait accompagné par deux sublimes nanas ! Sur le moment, je me suis dit qu’il avait drôlement changé. Bon, j’ai vite déchanté en m’apercevant que Florence n’était rien d’autre que sa meilleure amie et qu’il n’osait rien tenter avec Mathilde. Alors je l’ai un peu poussé au cul, tu penses bien ! Quant à Flo, elle ne me plaisait pas tant que ça… Enfin si, physiquement, elle avait tout pour elle, bien évidemment : grande, blonde, pétillante, sexy à tomber. Mais elle était trop… trop gamine … Tu vois ce que je veux dire ? Elle passait son temps collée avec Mathilde, à parler chiffons, mecs, et à faire des messes basses. Le soir, elles écrivaient en gloussant, des tas trucs sur un petit cahier ridicule dont j’ai jamais saisi l’utilité.
Un soir, on s’est retrouvé dans un bar à tapas à l’autre bout de la ville. Y’avait de la musique fond, ça grouillait de monde, de shit et d’alcool… Il faisait chaud à crever et Mathilde dansait, dansait, dansait… Je crois qu’elle avait bien trop abusé niveau boisson ! Au bout d’une heure, ou deux peut-être, je l’ai vu se diriger vers la sortie s’appuyant sur Laurent pour tenir sur ses jambes. Elle était vraiment blanche, on a tous eu les jetons, cette fois-là. Enfin, surtout Flo. Ta marraine voulait absolument aller avec eux, mais je l’en ai empêché parce que j’en avais marre que Flo considère Mathilde comme une victime qu’il fallait absolument protéger de tout et de tout le monde. Il fallait plutôt lui secouer les puces à ta mère ! Elle me fatiguait à force de se complaindre dans son malheur de petite fille gâtée, tu vois ? Avec son air insolent et sa façon exaspérante de croire que le monde entier lui appartenait. Je ne sais pas tout ce que Laurent lui a raconté ce soir-là, mais ils ne sont plus revenus. Le lendemain, quand on s’est retrouvé à la maison, ils se tenaient par la main…
De mon côté, j’avais passé la nuit à discuter avec Florence puisque tu veux tout savoir. J’ai essayé de lui expliquer comme j’ai pu, qu’elle devait apprendre un peu à vivre par elle-même et arrêter de se cacher derrière tout ce que faisait et tout ce que pensait Mathilde. A l’époque, elle la suivait comme son ombre et n’essayait jamais d’affirmer sa personnalité, c’était gonflant à la longue ! C’est d’ailleurs toujours ce que j’ai essayé de lui faire comprendre, à Flo. Elle a une sacrée personnalité, un regard d’artiste, c’est une femme incroyable qui a pleins de choses à donner mais qui se gâche parce qu’elle se dévalorise sans arrêt. Je crois que son manque de confiance en elle chronique s’est empiré quand je suis parti, après la naissance de Morgane… mais bon là, c’était un peu de ma faute.
Bref, ce soir-là, j’avais 23 ans et jamais passé une nuit entière à discuter avec une fille sans la sauter. Le lendemain matin, j’étais conquis. »
Le temps perd ses marques et Laurent patience. L’heure tourne et le coup de téléphone passé à l’autre bout du monde devient un peu trop long à son goût. D’un geste prompt, il arrache le combiné à Raphaël et glisse quelques mots tendres à sa fille aînée avant de lui dire au revoir, « Il faut raccrocher maintenant chérie, on se rappellera très bientôt, d’accord ? ». Dans le silence qui suit, Diane écoute la respiration familière de son père. Il lui semble qu’un dernier souffle baigne son oreille. C’est bon comme le dernier baiser avant ses sommeils de petite fille.
Ce coup de fil, loin de la contenter, a aiguisé en elle un sentiment de privation et presque d’injustice. Elle était plus tranquille avant, dans son cocon d’habitudes ; le cœur au bord des yeux, Diane quitte la pièce. Dehors, le ciel rosit déjà du côté des collines. Un nuage de poussière se soulève sur le chemin et une voiture s’arrête devant la maison.
Elle porte une robe toute simple, blanche, très serrée à la taille et évasée juste au dessus du genou. La jeune femme traîne son petit garçon par la main, embrasse Diane sur les cheveux et laisse Morgane se précipiter vers Iris. Les petites filles inondent la terrasse et font le tour de la maison à cloche pied : les murs ocres, les géraniums dans les vasques, la petite fontaine qui coule jour et nuit sur la terrasse… Pendant le dîner, le soleil bascule doucement derrière les collines et disparaît. On enfile des gilets aux enfants, on s’enduit de citronnelle et on ouvre une deuxième bouteille de rosé. Les cigales se sont tues. Quand Mathilde décide qu’il est temps de monter coucher Iris et Lucie, Diane reste toute seule à table face à sa marraine. Sa mère n’a pas tourné les talons depuis une minute, qu’elle pose ses coudes sur la table et dit:
- C’est drôle, comme tout le monde s’en va…
Florence prend son menton entre deux doigts et plonge ses yeux rieurs dans les siens :
- Qu’est-ce que tu cherches à me dire, Dianette jolie ?
- Rien, rien… Je pense juste un peu à nous, à ce qu’on est devenu… A mon père et à Raphaël qui sont là-bas, si loin. Et puis à toi aussi, à ta nouvelle vie, ton nouvel appartement, tout ça. Et puis je pense à maman qui tombe amoureuse comme une gamine, à cette maison que j’adore et qu’on va devoir quitter. Tout change tellement vite, ça me donne le vertige.
La jeune fille hausse vaguement les épaules.
- Je sais pas, ajoute t-elle doucement, c’est un peu embrouillé dans ma tête.
- C’est normal ça, les choses sont embrouillées pour tout le monde tu sais ! Mais ce ne sont que des bonnes choses qui nous arrive, non ? Que ta mère soit heureuse et que j’apprenne à vivre autrement, c’est bien. Qu’est-ce que tu en penses ?
Diane secoue la tête.
- Moi, je n’aimerai qu’une seule personne dans ma vie ! s’exclame t-elle dans un élan désespéré.
Florence rit de bon cœur en rejetant ses cheveux en arrière.
- Ah oui ? demande t-elle avec une tendresse doucement ironique.
- Oui ! répète t-elle sans trop y croire elle-même, quand je me marierai ce sera le bon et puis c’est tout.
- Et si tu t’es trompée ?
- Ça n’arrivera pas. Je le mettrai à l’épreuve !
- Ouh, il va falloir que tu m’expliques ça. Et comment tu t’y prendras ?
- Je ne sais pas encore, mais je vais y réfléchir, explique Diane sans parvenir à garder son sérieux face au fou rire qui gagne Flo, arrête de te moquer de moi, je suis très sérieuse ! En tous les cas, je ne ferai jamais des enfants à un type que je risque de quitter après…
A peine la jeune fille a-t-elle finit sa phrase, qu’elle s’en veut de l’avoir prononcé. En un claquement de doigt, Florence sombre dans de tristes pensées comme si ce n’était pas elle qui riait chaleureusement il y a à quelques secondes encore. Diane sent bien que si elle tente la moindre chose, elle risque de dire encore plus de bêtises. La jeune femme allume une cigarette, et fume au ralentit dans la pénombre de cette soirée d’été. Finalement, Florence brise le silence:
- En fait, je suis très mal placée pour me moquer de toi. Parce que moi aussi j’ai essayé de n’aimer qu’une seule personne…
- Et tu l’as aimé tout de suite ?
- Raphaël ?
- Qui d’autre !
Le visage de Florence s’éclaire d’un sourire fragile. Elle est déjà loin…
Dans le cendrier, sa cigarette vient de s’éteindre.
« Il était canon. C’est la première chose que je me suis dit en le voyant : canon ! A côté de lui, Richard Gere était un petit joueur. Mais je suis bête, Richard Gere, tu ne dois même pas connaître, toi ! Je me sens vieille quand je parle avec toi, c’est affreusement agaçant, tu sais ? Bref, comment t’expliquer ça de manière imagée ? Hum, on va prendre le petit blondinet là, celui qui joue dans la série débile dont tu ne loupes jamais un épisode. Ne me regarde pas avec ses yeux là, tu sais bien de quoi je veux parler, le truc sur TF1 avec les deux frères qui se battent pour la même fille. Tu vois de qui je parle ? Oui, voilà, Chad Michael Murray, c’est ça ! Bon et bien pour moi, par rapport à Raphaël, ton Chad machin chouette a à peu près le même potentiel érotique que Stéphane Bern. Arrête de te marrer, ce que tu peux être bête parfois ! C’est pas si anodin crois-moi, parce que dans la vie de tous les jours, c’est rare finalement de trouver un mec vraiment mignon avec qui tu as envie d’aller plus loin. Parce qu’en plus, Raphaël, il était loin d’être con ! Il faisait des études de médecine, comme son père. Ça par contre, c’est quelque chose que j’ai jamais pigé : faire des études pour plaire à papa maman. Ta mère a fait ça aussi, elle voulait faire de la philo après le lycée. Bon je te l’accorde, y’a sans doute mieux niveau débouchés, mais c’est ce qui lui plaisait merde ! Au final, elle a atterri en droit, comme pleins d’autres qui ne savent pas quoi faire, pas parce qu’elle aimait ça mais parce que c’était « mieux ». Moi, quand j’ai dis à mes parents que je tenais à mon école d’art, ils m’ont étripé. Mais peu importe, on galère assez dans sa vie sentimentale pour se permettre d’aller tous les jours au boulot en tirant la tronche, tu ne crois pas ? C’est vrai que, du coup, je cours toujours un peu derrière le fric et que je culpabilise souvent quand je vois Iris fringuée comme une princesse et Morgane avec une salopette H&M. Mais, elle est pas plus malheureuse, si ?
Tu sais, j’aimerais bien apprendre à ma gamine qu’elle peut être jolie et bien habillée sans forcément suivre les diktats de la mode au pied de la lettre, lui dire qu’elle peut très bien assumer son style. Et c’est pas si facile pour une fille, avec tous ces modèles à suivre qu’on brandit autour de nous. Et je ne parle pas que des fringues ! Je pense à la personnalité aussi. Je voudrais que Morgane sache cultiver sa différence: sa mère excentrique, son père globe trotteur, ses taches de rousseurs, ses envies de dessiner… Je veux qu’elle devienne ce qu’elle a envie d’être. Cette gosse, elle m’a sauvé la vie, tu comprends ? Sans ce petit bout de femme, j’aurais lâché prise après le départ de Raphaël. Mais les enfants, ça maintient dans la vie parce qu’on ne peut pas se permettre de se laisser aller quand on est responsable de la vie d’une petite fille. Avec ses petites mains potelées et son rire en cascade, Morgane m’a forcé à me dépasser. Alors, rien que pour ça, je veux la voir s’accrocher à ses rêves. Surtout pas qu’elle se laisse influencer par ce qu’on lui dit, ce qui est censée être bien ou pas. On s’en fou, l’important c’est juste d’être heureux. Et c’est déjà assez compliqué pour perdre du temps avec des conneries !
D’ailleurs, c’est un peu ça qui m’a rendu folle de Raphaël : il était, il est toujours, différent. Il refuse les yeux grands ouverts ce que d’autres acceptent les yeux fermés. Il assume ce qu’il est… ou ce qu’il croit être… Parce que moi je le connais, je le connais très bien même, et je sais que sous ses airs de Don Juan, se cache un petit garçon qui avance la trouille au ventre. Il est comme ça, Raphaël, il se pense libre, mais il ne fait que fuir le bonheur de peur qu’il se sauve. C’est pour ça que je l’aime moi, malgré toutes les crasses qu’il a pu me faire endurer, parce que je sais qui il est : un gamin qui a peur d’avouer que de se mettre à aimer, c’est devenir dépendant. Même pour les plus indociles !
Enfin ce dont je me souviens de cet été là, c’est d’une certaine soirée où ta mère était un peu trop pompette pour tenir sur ses jambes. Laurent s’est occupée d’elle et, Räph et moi, on a refait le monde pendant des heures dans un bar qui se vidait à mesure que le temps passait. La musique était en sourdine et le monde autour de moi me paraissait fondre dans du coton. C’était une sensation bizarre, comme si tous les étrangers avaient soudain disparu dans une trappe et qu’il n’y avait plus au monde qu’un jeune homme au regard étoilé qui s’animait en parlant. Raphaël savait déjà tout ce qu’il voulait faire, tous les endroits où il voulait aller. Il me décrivait des pays et de villes lointaines que je n’aurais même pas été capable de situer sur une carte ! Il n’arrêtait pas de parler, et moi j’écoutais. J’écoutais ses récits passionnants, pleins de remarques subtiles sur la nature humaine, tantôt méchantes, tantôt comiques à en mourir de rire. Il émanait de la plupart d’entre elles un parfum d’arrogance que Raphaël veillait toujours à équilibrer avec quelques pincées bien dosées d’autocritique. C’était un artiste des nouvelles brèves que lui offrait sa vie pleine d’événements importants ou insignifiants, mais tous si originaux qu’ils ne pouvaient arriver à personne d’autre que lui. Ses succès aux universités de New York et de Londres se mêlaient à ses farces et à son indiscipline. Un personnage aussi indomptable que lui ne devait sa licence et sa maîtrise qu’à ses dons intellectuels. Ses amis, ses nombreuses relations étaient à la fois superbes et ridicules, mais toujours uniques, exceptionnels, réduits par la force du récit à proportions anecdotiques alors que chacun était un roman en soi. Mis à part ses dons de conteur, c’était aussi un excellent acteur : les personnages de ses histoires s’animaient sous mes yeux ébahis avec leurs tics langagiers, leurs gestes et leurs gloussement particuliers. Alors forcément, face à tant d’humour et de finesse, j’étais affreusement mal à l’aise, j’avais l’impression d’être une gamine qui n’y connaissait rien, enfermée dans des tas de préjugés qui avaient perdu tout leur sens. Il me poussait à en dire plus, à parler de moi mais j’en étais absolument incapable : j’avais bien trop peur de dire quelque chose qui anéantirait en un claquement de doigt toute l’attention qu’il me portait. Je pense qu’il a dû traduire mon silence comme un manque d’intérêt. Et du coup, il m’a dit :
- Tu sais, en fait, je te comprends. Je te comprends très bien. Parce qu’au fond, moi non plus rien ne m’intéresse. Je m’excite tout seul dans l’espoir que mon enthousiasme finira par vraiment me gagner.
Nous étions tellement différents, c’était une évidence. Et maintenant, cette différence était coincée dans l’air de la pièce, gênante. C’était le bon moment pour lui proposer de rentrer mais je suis restée et je me suis entendu lui demander :
- Pourquoi ?
La lumière de la lampe accrochée au dessus du bar où nous étions accoudés formait une auréole dorée autour de sa tête, ses cheveux entouraient délicatement son visage et lui conféraient une expression rêveuse, flottante. Il a roulé des yeux. Comme à chaque fois qu’il s’agissait directement de lui, Raphaël a prit un air ironique et amusé. Il a réfléchi un long moment puis il a eu un petit rire éclairé par la blancheur humide de ses dents :
- Je n’en n’ai absolument aucune idée, j’essaye de ne pas me poser ce genre de question !
- Peut-être tu devrais, je ne sais pas, en parler à quelqu’un.
- Qu’est-ce que tu veux dire ?
- C’est triste de n’être heureux qu’en apparence. Un psy pourrait peut-être t’aider à y voir plus clair…
J’avais à peine fini ma phrase que déjà je trouvais mon idée dénuée de tout sens et, même pire, indigne de quitter l’intimité de ma conscience pour être lancée vers l’extérieur. Mais Raphaël a aussitôt montré son bon caractère, il a éclaté de rire, la tête rejetée en arrière, un bon rire chaleureux qui a réchauffé l’atmosphère.
- Alors là très peu pour moi, jamais je n’irai étaler ma vie devant un parfait inconnu qui croit tout savoir sur Raphaël Forester !
Et il a écarté les bras d’un air de dire : que faire, je suis comme ça. Et puis il a ajouté sur un ton amusé :
- Allez, on pari que dans dix ans, je serai plus fréquentable !
Je n’étais pas d’accord du tout bien sûr puisque je le trouvais très bien comme ça ! Alors la bouillie de mots qui s’emmêlait dans ma tête a fini par miraculeusement s’organiser en une phrase :
- Oui mais moi, c’est maintenant que je te veux.
Le baiser qui a suivi a été le plus beau de toute ma vie. Du moins, dans mon souvenir. »
- J’ai cru qu’elles ne s’endormiraient jamais, s’exclame Mathilde en revenant s’asseoir entre son amie et sa fille.
A la croisée du regard qu’elle échange avec Florence, elle comprend en un instant qu’elle vient d’interrompre quelque chose. Mathilde a posé ses pieds sur le rebord de la chaise en plastique et ramené ses genoux sous son menton. Elle porte une robe en mousseline, serrée à la taille par une large ceinture de cuir marron.
- Qu’est-ce qui se passe, s’enquit-elle, pourquoi vous me regardez comme ça ?
Florence chasse l’incident d’un geste de la main et Diane secoue la tête comme si elle voulait se débarrasser d’un voile opportun. Pourtant, au moment de débarrasser, la jeune fille retient sa mère par le poignet et lui demande de rester encore un peu. Alors qu’elle espère encore échapper à cette conversation, Mathilde entend la jeune fille lui demander :
- Je voudrais savoir, s’il te plait…
- Qu’est-ce que tu veux savoir ? interroge la jeune femme sans comprendre.
- Tout, maman, je veux tout savoir ! Je veux connaître mon histoire… Je suis assez grande, non ?
Mathilde a un imperceptible froncement de sourcils, et entrouvre sa bouche comme si elle manquait d’air.
- Bien sûr, répond t-elle avec indolence en lui caressant la main du bout des doigts, bien sûr…
Morgane et Hugo dorment profondément, serrés l’un contre l’autre, dans le hamac sur lequel on a négligemment jeté une couverture en coton. Florence s’est lovée tout contre eux et tient fermement Morgane entre ses bras, comme pour la retenir, la garder petite fille, encore, encore un tout petit peu.
Diane a posé sa tête sur sa paume et plisse un peu des paupières pour détailler sa mère a travers le reflet dansant des bougies. Celle-ci laisse vagabonder son regard vers l’escalier dont les marches disparaissent dans la pénombre de la maison.
« Je ne voulais pas y aller.
J’étais dans une de ces périodes brumeuses de l’existence où l’on a l’impression de se dissoudre dans un monde qui tourne très bien sans nous. Je n’avais plus envie de rien et même ouvrir les yeux le matin était devenue une véritable torture. J’avais un rythme de vie totalement décalée et je ne faisais rien pour changer ça. C’était une histoire d’orgueil je crois…
Pour mes parents, j’avais toujours été une petite princesse. J’étais une enfant insolente et capricieuse et c’est tout naturellement que je suis devenue une adolescente imbuvable. Tu m’aurais détesté ! Je me détestais, d’ailleurs. Je cherchais à ce que mes parents m’imposent des limites à ne pas franchir mais ils me passaient toujours tout. A leurs yeux, tant que j’assurais au niveau scolaire, je pouvais bien être insupportable puisque la seule chose qui comptait, c’était la réussite. L’argent, les fringues de luxe, les vacances aux Maldives. Le reste, l’éducation, la moralité, l’affection, on n’en n’avait pas grand-chose à faire chez nous. Des détails, comme disaient ma mère en pinçant les lèvres, des foutus détails.
L’histoire a prit un drôle de tournant quand mon frère aîné a réussit brillamment ses années de prépa et a intégré une grande école de commerce de laquelle il est d’ailleurs sorti major. Il avait été formaté, il était parfait, tout simplement parfait. Cette année là, j’ai raté mon bac S et j’ai bifurqué vers une section littéraire. La déconsidération de mes parents a fini de me briser. Mon frère avançait, je reculais. Il fallait que je prenne exemple sur lui, toujours. « Regarde les notes d’Arnaud, prend exemple sur ton frère, vois comme il est déterminé !» J’étouffais. J’avais l’impression d’être dans une pièce pleine de monde et de hurler, de hurler sans arrêt, de hurler à m’en briser la voix et de ne jamais être entendue.
Il avait des airs d’aristocrates et fumait des joints derrière le lycée. Avec son année de plus que moi, il m’ignorait superbement et je suis tombée dans ses bras en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Sa bouche avait un petit goût d’interdit et je me sentais revivre quand ses doigts couraient sur mon corps. Il m’a prit par la main et fait entrer dans son monde, celui de petits bourges qui juraient que l’ecstasy étaient une gloire et que le coma éthylique faisait d’eux des rebelles. C’est peut-être idiot de te dire ça, mais j’ai la certitude que c’est uniquement grâce à lui si que j’ai décroché mon bac parce que l’idée de le voir partir à la fac sans moi m’empêchait de respirer. Je l’ai donc suivi en droit, ce qui a un peu rassuré mes parents qui avaient une trouille d’enfer que je finisse en philo. Alors voilà ils pensaient que j’étais sortie d’affaire et moi… Moi ? Oh, moi, je sombrais. Lamentablement. Je me noyais dans l’alcool et Antoine me regardait devenir dépendante de son style de vie avec un petit sourire narquois. Jusqu’au jour où il en a rencontré une autre. C’est ironique, hein, comme histoire ? On croit qu’on vit quelque chose d’unique, qu’on est au dessus des autres et puis on s’en prend plein la gueule, comme tout le monde. Elle était Italienne, si je me souviens bien. Il y avait moins d’étudiants étrangers dans les facs il y a quinze ans de ça, alors j’imagine que ça lui conférait un petit côté exotique j’en sais rien ! Elle n’était même pas friqué bizarrement, juste jolie comme un cœur et passionnée par les études qu’elle faisait; du cinéma, je crois. Il est tombé amoureux comme on part en vacances. On claque la porte, le coeur léger, on laisse le chat au voisin. La vie nous attend ! Voilà. C’est aussi bête que ça.
Pendant que j’étais avec lui, je m’étais bien sûr éloignée de Florence : m’aider était au-delà de ses forces puisque j’avais fermé la porte. Pourtant, le soir où Antoine m’a largué, elle est la première, et la seule personne, à qui j’ai eu besoin de téléphoner. Un quart d’heure après, elle a débarqué chez moi, les mains encombrées de mes films préférés et de pots de glace. Elle a séché mes larmes, elle m’a bercé entre ses bras, elle m’a coiffé les cheveux, m’a dit que j’étais belle, qu’il n’en valait pas la peine. Les choses que l’on dit, tu sais…
Elle est restée toute la nuit et puis elle a exigé que je vienne avec elle et Laurent passer le mois de juillet en Floride. J’ai refusé… et elle, elle a prit les billets. J’ai passé le mois de juin à jouer les zombis en pensant ne jamais m’en remettre et puis j’ai fini par la suivre. Alors tu vois, quand je te dis que je la suivrais au bout du monde, c’est pas des conneries !
Je m’enivrais de l’ébullition de la ville comme s’il s’agissait d’un nouveau souffle et le sourire de Florence était un filament d’espoir sur lequel je me promenais. Mais j’étais loin d’être sortie d’affaire. Je crois qu’au fond, je me complaisais dans ce rôle de victime que je m’étais infligée parce que c’était plus confortable que d’essayer de me relever… Nous étions arrivée depuis peut-être une semaine lorsque Raphaël nous a traîné à cette soirée. Il avait toujours des bons plans lui, des amis un peu partout, et puis il connaissait la ville comme sa poche. Il avançait dans la vie, ironique et inconstant, avec une aisance déconcertante. Le bar où nous avons atterri avait des allures de caves et les couples ondulaient sur la piste, scotchés les uns contre les autres. Ça vibrait tout autour de moi et, entre les faisceaux de lumières, j’ai aperçu le regard de Florence, accroché à celui de Raphaël. Elle était tellement jolie. Elle avait ce petit côté naïf, cette légèreté vaporeuse que je lui ai toujours envié et puis cette façon, bien à elle, de voir les choses et les gens. Elle croquait la vie à pleines dents, voilà ce qu’elle faisait. Et moi j’étais là, pathétique et chancelante à me noyer dans l’alcool et le désarroi. Je ne sais pas pourquoi ce fut à ce moment là précisément mais j’ai eu une sorte de révélation, une idée idiote qui m’a traversé l’esprit aussi vive que le battement d’aile d’un oiseau : je me suis dit que je ne serai jamais heureuse tout simplement parce que je ne savais pas l’être. Que je n’en n’étais pas capable. Avant même que je ne sente mes jambes s’affaisser, Laurent m’a prise par le poignet et m’a entraînée vers la sortie en se frayant un chemin parmi la foule agitée qui nous regardait avec curiosité nous faufiler dans l’obscurité.
Je n’étais pas capable de faire quoi que ce soit d’autre. Flageolante, tremblante, j’étais au bord du malaise. Une fois dehors, il m’a fait m’asseoir sur un banc sur le trottoir triste et gris et a posé une main sur mon genou. De l’autre, il s’est allumé une cigarette. Ses gestes étaient lents et tranquilles. J’ai fondu en larmes. Les sanglots étaient de plus en plus forts. Je ne les sentais pas, mais j’entendais les gémissements étouffés devenir de plus en plus fréquents, ma poitrine se soulever, l’air sortir des poumons par saccades accélérées sans me rendre compte que c’était moi qui pleurais ainsi, à coups de sanglots de plus en plus bruyants et hystériques à mesure que les secondes passaient, telle une pleureuse ivre sur une tombe. Son silence paisiblement fumeur rendait ma douleur plus insupportable encore, j’avais envie de le gifler pour qu’il réagisse. Après avoir finit de fumer, il a lancé le mégot d’un geste rapide et précis, et le bout incandescent s’est envolé, loin dans l’obscurité. Il s’est levé, lentement, s’est planté devant moi, m’a saisit les bras à hauteur des épaules et m’a soulevé jusqu’à ce que je sois devant lui, mon ventre presque contre le sien, ses yeux en face des miens. Je me suis dis: il va me prendre dans ses bras pour me calmer. Peut-être même va-t-il coller mon corps contre le sien et m’absorber en lui jusqu’à ce que tout soit fini. Au lieu de cela, il a fixé mes yeux larmoyants. Son regard était concentré, sans la moindre trace d’amusement. Il a raffermit ses mains sur mes épaules et m’a parlé d’une voix si calme que je n’ai pas eu le moindre doute sur le sérieux de ses intentions. C’est ainsi que, après qu’il m’eut dit « Ferme là ou je t’étrangles immédiatement », j’ai cessé de pleurer.
Rideau.
- Alors ça, tu ne me l’avais jamais dit ! s’exclame Florence en portant une main à sa bouche.
Mathilde dodeline de la tête, un demi-sourire accroché au bord des lèvres:
- Parce que tu crois que je te dis tout ? s’amuse t-elle.
Diane a les yeux rivés sur sa mère, hésitant entre désillusion et admiration. Curieuse, elle ne peut s’empêcher de demander :
- Et après ?
Un petit air malicieux qu’elle ne lui connaissait pas se dessine sur les traits de sa mère.
« Laurent n’a plus rien dit jusqu’à notre arrivé à la destination suivante. Je trottais devant lui pendant qu’il marchait derrière moi et me forçait à accélérer avec des petites tapes dans le dos chaque fois que j’osais ralentir. Nous avons parcouru plusieurs avenues presque désertes et nous sommes arrêtés devant un bar éclairé par un néon rose. Pendant un bref instant, j’ai essayé de résister en collant mes semelles au trottoir mais un geste sans équivoque dans le dos m’a projeté à l’intérieur, un lieu sombre et infernal, glacé par la climatisation. Malgré la pénombre ambiante, j’ai remarqué que la clientèle était plus âgée que nous, des gens qui devaient avoir la quarantaine bien sonnée, mais, avant d’avoir pu détailler les lieux, Laurent m’a poussée vers une table dans un coin, le dos tourné à la salle, le visage face au sien. Il a posé ses mains sur la table et m’a fixé d’un regard amusé que je n’ai pas su décrypter. Nous sommes restés silencieux quelques minutes alors que je me tortillais sur ma chaise en sachant parfaitement que les explications n’allaient pas tarder à venir. Il a tiré deux cigarettes de son paquet, doré et froissé, il les a mises en même temps entre ses lèvres, les a allumées d’un geste souple et agile de magicien, m’en a tendu une tandis qu’il aspirait la fumée de l’autre en s’appuyant en arrière l’air de dire: bon, passons aux choses sérieuses.
Il a avancé le torse et s’est accoudé à la table:
- Ecoute-moi bien, Mathilde, j’ai une ou deux choses à te dire. Ça ne te fera peut-être pas plaisir, mais ça fait partie de la réalité banale à laquelle nous devons nous confronter tous les jours. Compris ?
J’ai docilement hoché la tête.
- Voilà ce qu’il en est, je t’observe depuis un moment et, que te dire, ce que je vois me révolte.
Il s’est tu, le visage soudain fermé et immobile, comme si quelqu’un quelque part avait appuyé sur un bouton « pause » pendant que la serveuse disposait devant nous des verres de Coca, tout en essayant de capter le regard de Laurent qui se voulait agréable et poli. Puis, voyant qu’elle faisait intrusion dans la conversation des clients, elle s’est retirée vers la cuisine.
- Ses seins ressemblent à des pastèques flétries, a fait remarqué Laurent.
Il a réussit à m’arracher un bout de sourire et a cogné le verre contre le mien.
- Cheers !
Il a avalé une gorgée d’assoiffée sans même attendre que je prenne mon verre et a aussitôt repris le fil de son discours.
- Sais-tu qui tu es ? En as-tu seulement la moindre idée ?
Comme je ne savais pas que répondre, j’ai serré le verre un peu plus fort dans ma main.
- Je vais te le dire, moi, qui tu es. Je vais te le dire exactement. Tu es une petite princesse, idiote et insolente, qui ne supporte pas le moindre échec et qui préfère s’apitoyer sur son sort plutôt que d’essayer d’avancer. Oh mais tu as raison, c’est bien plus facile de rêver d’un idéal qui n’existe même pas plutôt que de se confronter à la vraie vie. Et ton égoïsme est en train de ruiner les vacances de tout le monde. Est-ce que tu as un peu pensé à Flo qui s’inquiète pour toi ? Et à Raphaël, chez qui tu loges sans qu’il ne demande rien en échange ? Putain, Mathilde, mais ouvre les yeux, tu ne vois pas que tu es entrain de te abîmer ?
J’ai baissé les paupières et refoulé les larmes qui roulaient sur mes joues d’un revers de manche.
- Mais moi je crois que derrière tes attitudes de grande dame se cache une jeune femme bourrée de qualités, de charme, de tendresse… Quelqu’un de sincère. Pourquoi tu ne la laisses pas s’exprimer, hein ?
J’ai secoué la tête en sentant le chagrin déborder de mes yeux. J’aurai aimé répliquer mais j’en étais incapable. J’ai senti la pièce tourner autour de moi et la nausée m’a à nouveau envahie. Je me suis affalée sur la table, la tête posée entre mes bras croisés. Une main souple a glissé dans mes cheveux et caressé ma nuque :
- Et je vais te dire un autre truc, pendant qu’on y est. J’ai des sentiments pour toi, Mathilde, c’est pathétique que tu l’ignores. Oh tu peux rire tu sais, je ne le prendrais pas mal. Je sais parfaitement à quoi m’en tenir avec toi. Je voulais juste te le dire, une fois, une seule fois, parce qu’il fallait que ça sorte. Ça me bouffe, tu comprends ça ? Je déteste te voir dans cet état, tu te gâches… tu gâches tout…
Je me suis levée, comme une automate. Et j’ai pris son menton entre mes doigts. Il avait un visage sérieux, un nez droit et fin, et des pommettes hautes qui agrandissaient son regard sombre.
- C’est toi, qui gâches tout, tu parles trop.
Il allait rétorquer quand je l’ai interrompu. J’ai posé ma bouche contre la sienne et je l’ai laissé glisser la langue entre mes lèvres. Il a lâché son verre pour m’enlacer.
La fin de cette histoire, qui marque le début de la tienne, s’est déroulée quelques semaines plus tard : on était rentré depuis quelques jours à peine et je venais d’apprendre que j’étais enceinte. Je ne l’avais dit à personne, sauf à Florence bien sûr, avec qui j’avais des conversations quasi silencieuses entrecoupées par les sanglots qu’elle refoulait parce qu’elle avait quitté Raphaël.
Va savoir pourquoi, j’avais décidé d’aller avorter en Belgique. Je crois que je n’avais pas envie de faire ça chez moi, dans ma ville : j’avais trop honte. Je ne voulais pas que ça me poursuive, là au moins, c’était loin. Presque iréel. Là bas, je n’aurais pas été moi-même pendant quelques heures. Je ne sais pas si tu peux comprendre… Toujours est-il que la seule chose que j’ai vu de Bruxelles, c’est son aéroport. A peine ai-je eu mis un pied à l’extérieur, que j’a croisé une femme enceinte jusqu’aux yeux. Elle avait l’air tellement heureuse. Sereine, je dirais. Oui c’est ça, sereine. Moi, j’ai explosé en sanglots et j’ai appelé Laurent depuis une cabine. Hé, je te vois, qui souris ! C’est vrai, on n’avait pas les portables greffés dans la main à l’époque ! Il m’a dit de me calmer, il parlait doucement, il me rassurait, et moi je pleurais, je pleurais. Je pleurais pour tellement de choses à la fois, que je ne savais même plus pourquoi je pleurais… Je pleurais parce que mes parents ne voudraient plus entendre parler de moi, parce que je ne m’aimais pas encore assez pour être sûre de pouvoir aimer un enfant, parce qu’en même temps j’étais déjà sûre de l’aimer comme une folle, et puis parce que j’avais décidé de me confronter à la réalité et que ça faisait drôlement peur…
Tu sais, Diane, il n’y a pas si longtemps, Laurent m’a demandé si je l’aurai épousé si je n’étais pas tombée enceinte de toi. Sur le moment, je n’ai pas su quoi lui dire. Aujourd’hui, j’aurai tendance à répondre que non. Non, je ne me serais sans doute pas engagée de la sorte si j’avais eu le choix. Mais je pense sincèrement que j’aurai fait la plus grosse bêtise de toute ma vie. Parce ce qu’il m’a aidé à devenir celle que je suis. Dans mon fameux brouillard épais, il m’a tendu la main et m’a tenu si fort, serré tout contre lui, que je ne suis pas tombée. Et puis, il m’a donné trois trésors précieux; vous regarder grandir toutes les trois est le plus beau cadeau que la vie m’ait faite. Ton père est un homme formidable et j’en suis consciente. Je ne regrette rien. »
La jeune femme pousse un gros soupir, comme si elle venait de se libérer d’un lourd fardeau. Dans le silence qui suit, Diane relève le front. Au-dessus d’elle, veille un visage douloureux, aux yeux élargis par les larmes. Une trace brillante raye le visage de sa mère. La main de la jeune fille effleure sa joue :
- Merci, dit-elle simplement.
Mathilde sert les doigts de sa fille entre ses mains mais, étrangement, il lui semble qu’elle est déjà ailleurs…